Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 06 - Wikisource (2024)

Mary Elizabeth Braddon

Les Oiseaux de proie

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette, (tome II,p.139-176).

Trop beau pour durer

La patience fait la force

Livre VI

CHAPITRE VI

TROUVÉ DANS LA BIBLE

«3 novembre. — Il vient d’arriver l’événement le plussurprenant; un événement qui dépasse certainement leslimites de la fiction. Comment pourrais-je tranquillementtranscrire les circonstances de la scène d’hier?J’invoque le calme d’esprit de mon Sheldon; j’invoquetoutes les divinités de Gray’s Inn et des tribunaux.Qu’elles m’accordent d’être clair. Pourvu que moncœur agité, que la fièvre de mon cerveau me laissentquelques heures de répit!

«Un gai soleil d’automne s’était levé hier matin: leschamps avaient repris une vie nouvelle sous l’abondantepluie de la veille. Je me rendis à Newhall immédiatementaprès le déjeuner et j’y trouvai ma chérie près dela grille, revêtue de son ravissant corsage bleu, avec desrubans dans ses beaux cheveux bruns.

«Elle parut heureuse de me voir, bien que d’abordelle semblât vouloir faire la boudeuse, parce que je n’étaispas venu la veille. Je l’assurai que je n’avais pasmoins souffert de me trouver séparé d’elle. Ma jolieboudeuse prétendit qu’elle n’en croyait rien. Après cepetit désaccord nous nous pardonnâmes réciproquementet nous devînmes encore meilleurs amis qu’auparavant;nous fîmes ensuite une longue promenade dans leschamps, nous arrêtant pour, regarder les moutons qui,à leur tour, fixaient sur nous de grands yeux étonnés, comme s’ils se fussent écriés en eux-mêmes: «Voilàdonc un spécimen des créatures qu’on appelle un coupled’amoureux!»

«Nous rencontrâmes l’oncle Joé dans le cours de notrevagabonde promenade et nous rentrâmes avec lui à tempspour satisfaire à la vulgaire superstition du dîner, quenous aurions fort bien pu oublier si nous étions restésen tête-à-tête. Après dîner, l’oncle Joé partit pour allerdonner à ses porcs ses soins quotidiens, pendant que latante Dorothée se laissait aller au sommeil dans un largefauteuil, auprès du feu, après avoir, en manière d’apologie,fait observer qu’elle était fatiguée, ayant beaucouptravaillé le matin dans sa buanderie.

«La tante Dorothée étant bientôt après partie pour leroyaume éthéré des songes, Charlotte et moi nous restâmesabandonnés à nos propres réflexions.

«Il y avait sur une table, dans un coin, un jeu detric-trac; pour me distraire, je proposai à ma chérie delui donner une leçon de ce jeu. Elle y consentit et nousnous mîmes sérieusem*nt à l’œuvre: MlleHalliday attentive;moi, sérieux comme un maître d’école enchaire.

«Malheureusem*nt pour les progrès de mon élève, lejeu de tric-trac se trouva moins intéressant que notreconversation, si bien qu’après une courte tentative, d’uncôté pour apprendre et de l’autre pour enseigner, nousfermâmes le jeu et nous nous mîmes à bavarder: d’aborddu passé, puis de l’avenir, de cet heureux avenirque nous devions partager ensemble.

«Je n’ai nul besoin de transcrire ici cette conversation.N’est-elle pas écrite dans mon cœur? L’avenir mesemblait si beau et si exempt de nuages hier matin,pendant que, assis l’un près de l’autre, nous en causions, ma bien-aimée et moi! Tout est changé maintenant:la plus étrange, la plus surprenante complicationest survenue, et à présent je doute, j’ai peur.

«Après que nous eûmes causé longtemps, MlleHallidayme proposa tout à coup de lui faire la lecture.

«— Diana m’a dit une fois que vous lisiez admirablementbien, me dit la flatteuse, et je voudrais bien vousentendre… lire… des vers surtout… Vous trouverezbeaucoup de poésies dans cette vieille bibliothèque. Jesuis très-sûre que Pope est le poète que vous lirez lemieux. Voulez-vous que nous examinions ensemble labibliothèque?

«De toutes les manières d’employer une après-mididésœuvrée il n’en est pas pour moi de plus agréable quel’exploration d’une vieille bibliothèque, et lorsque cedivertissem*nt est partagé par une femme tendrementaimée, le plaisir se trouve singulièrement augmenté.

«Nous nous mîmes donc immédiatement à l’œuvre.Nous fouillâmes les rayons du vieux meuble où se trouvaitrenfermée toute la bibliothèque des Mercer.

«Je suis obligé de reconnaître que fort peu de chosesintéressantes garnissaient les principaux rayons. Surceux du haut se trouvaient quelques volumes mal reliéset quelques autres brochés; au bas imposaient desin-folios sur lesquels s’accumulait la poussière desâges.

«Je me mis à genoux pour les examiner.

«— Vous allez vous couvrir de poussière si vous ytouchez, s’écria Charlotte. J’ai voulu une fois les examineret je n’y ai rien trouvé d’intéressant.

«— Cependant, ils paraissent bien mystérieux, dis-je;celui-ci, par exemple?

«— Celui-là, c’est une vieille histoire de Londres avec des gravures et des cartes assez curieuses. Il est intéressant,quand on n’a rien de mieux sous la main; maisles romans nouveaux empêchent de lire les livres de cegenre-là.

«Si jamais je reviens ici, je veux me mettre à étudiercette vieille histoire. On ne se lasse jamais de connaîtreles faits et gestes du vieux Londres d’autrefois.Qu’est-ce que le gros volume que voici?

«— Oh! une affreuse Encyclopédie du Médecin-Vétérinaire:L’Ami des Fermiers, je crois, Il ne parle absolumentque des maladies des animaux.

«— Et celui d’après?

«— Celui d’après est un volume dépareillé d’un Magazine.Ma chère tante est riche en volumes dépareillés.

«— Et le suivant, dont le dos de cuir est si ridé, qu’ilsemble prêt à mourir de vieillesse?

«— Oh! celui-là, c’est la Bible des Meynell.

«— La Bible des Meynell!

Une sueur chaude me monta au visage pendant que,agenouillé aux pieds de Charlotte, je restais stupéfait,la main légèrement appuyée sur le haut du volume.

«— La Bible des Meynell! dis-je de nouveau avec unléger tremblement de voix, malgré mes efforts pour mecontenir. Qu’entendez-vous par la Bible des Meynell?

«— J’entends la vieille Bible de famille qui appartenaità ma grand’maman. C’était la Bible de son père, vouscomprenez… elle lui venait de mon aïeul, ChristianMeynell. Eh bien! comme vous me regardez, Valentin! Ya-t-il quelque chose d’étonnant à ce que j’aie eu un aïeul?

«— Non, ma chérie, mais le fait est que je…

«Un moment de plus et je lui aurais dit la vérité toutentière; mais je me rappelai, juste à temps, que je m’étais engagé à garder le plus profond secret sur la natureet le résultat mes investigations, ignorant en mêmetemps si cet engagement impliquait ou non l’observationdu secret, même à l’égard des personnes que mesrecherches intéressaient le plus. Jusqu’à plus ample informationauprès de Sheldon, j’étais certainement condamnéau silence.

«— J’ai une sorte d’intérêt qui se rattache au nomdes Meynell, dis-je, car j’ai eu autrefois à m’occuperd’une affaire dans laquelle se trouvaient des personnesde ce nom.

«Ayant, à l’aide de ce faux-fuyant, abusé ma bien-aimée,je procédai à l’extraction de la Bible de la caseoù elle se trouvait. Le livre était tellement incrusté danscette case que, pour l’en retirer, je dus faire un effortpareil à celui qu’exige l’arrachement d’une dent. C’étaitun vieux volume de noble apparence, bleui par la vétustéet imprégné de cette froide moiteur qu’exhalel’atmosphère d’une tombe.

«— J’aurai grand plaisir à examiner ce vieux livre,quand nous aurons de la lumière, dis-je.

«Heureusem*nt pour mon secret, l’obscurité allaitcroissant; la chambre n’était plus que faiblement éclairéepar la lueur intermittente de la flamme du foyer.

«Je posai le livre sur une petite table, dans un coin,puis Charlotte et moi recommençâmes à causer jusqu’àl’arrivée des lumières, presque immédiatement suiviesde l’oncle Joé. Je crains fort d’avoir, dans ce court intervalle,paru un amoureux fort distrait, car je ne pouvaisconcentrer ma pensée sur le sujet de notre conversation:mon esprit se reportait sans cesse à l’étrangedécouverte que je venais de faire, et je ne pouvais m’empêcherde me demander si, par une chance extraordinaire, l’objet même de mon amour ne serait pas endroit de réclamer la fortune accumulée par John Haygarth.

«J’espérais qu’il n’en serait pas ainsi. J’espérais quema chérie resterait pauvre et n’hériterait pas d’une fortunequi, suivant toutes probabilités, élèverait entrenous une barrière insurmontable. J’aurais voulu laquestionner au sujet de sa famille et je ne pouvais leprendre sur moi. J’étais encore livré au doute lorsquel’honnête et bruyant oncle Joé fit son entrée dans lachambre. La tante Dorothée se réveilla extrêmementsurprise d’avoir aussi longtemps dormi.

«On servit le thé. Assis en face de la chère enfant,je ne pus m’empêcher de penser à cette Molly, auxyeux gris, dont le portrait avait été trouvé dans lebureau de bois de rose, et dont la physionomie m’avaitrappelé les beaux traits de la belle-fille de Sheldon.Ainsi donc, l’aimable belle-fille de Sheldon descendaiten droite ligne de cette même Molly! Étrange mystèreque celui de la transmission des ressemblances! J’avaislà, devant moi, le doux visage qui avait séduit l’honnêteMatthieu Haygarth!

«Ma Charlotte était la descendante d’une pauvrepetite comédienne de la foire de Saint Barthélemy;quelques gouttes du sang de Bohême étaient mêléesdans ses veines au sang plus pur de ceux qui viventavec régularité et honneur. Cette pensée m’était agréable;mais je n’éprouvais aucun plaisir à l’idée que Charlottepouvait avoir des droits à une si grande fortune.

«— Elle peut avoir des cousins dont les droits passerontavant les siens, me disais-je à moi-même.

«Cela me soulageait.

«Lorsque nous eûmes pris le thé, je demandai la permission d’examiner la vieille Bible de famille, cequi étonna beaucoup l’oncle Joé, qui n’avait aucunesympathie pour les antiquités et s’émerveilla que jepuss* prendre le moindre intérêt à ce vieux livre moisi.Je lui dis que les choses de ce genre m’avaient toujoursplus ou moins intéressé; après quoi je me mis à lapetite table, sur laquelle deux lumières furent apportéesà mon intention.

«— Vous trouverez les naissances et les décès detous les ancêtres de ma pauvre Molly inscrits sur lapremière page, dit l’oncle Joé. Le vieux Christian Meynellétait étonnant pour son attention à prendre notede ces sortes de choses; seulement l’encre est devenuesi pâle, que vous aurez, je parie, beaucoup de peine àdéchiffrer l’écriture.

«Charlotte regardait par-dessus mon épaule, pendantque j’examinais la première page de la Bible de famille;malgré cette charmante distraction, je m’efforçaide conserver la présence d’esprit de l’homme d’affaires,et voici ce que je lus sur la page flétrie:

«Samuel Matthieu Meynell, fils de Christian et deSarah Meynell, né le 9mars 1796; baptisé à l’égliseSaint Giles, Cripplegate, en cette ville.

«Susan Meynell, fille de Christian et de Sarah Meynell,née le 29 juin 1798; baptisée dans la même église.

«Charlotte Meynell, seconde fille des susdits Christianet Sarah, née le 3 octobre 1800; baptisée à l’église sus-énoncéede Saint Giles, à Londres.»

«Au-dessus de ces mentions, en encre plus noire, eten caractères hardis d’une écriture différente, évidemmenttracés par une main masculine, vient ce qui suit:

«Charlotte Meynell, mariée à James Halliday; dansl’église paroissiale de Barngrave, comté d’York, le 15avril 1819.

«Thomas Halliday, fils des susnommés James etCharlotte Halliday, né le 3janvier 1821; baptisé dansl’église paroissiale de Barngrave, le 20février de lamême année.

«Mary Halliday, fille des sus-nommés James et CharlotteHalliday, née le 27mai 1823; baptisée à Barngrave,le 1erjuillet de la même année.»

«Plus bas encore, une autre inscription écrite parune plume féminine:

«Susan, la sœur bien-aimée de C. H., est morte àLondres en 1835.»

«Ne jugez pas afin de ne pas être jugé

«Je suis venu pour appeler les pécheurs, et non les justes, au repentir

«Cette mention semblait indiquer vaguement quelquetriste histoire: Susan…, sœur bien-aimée… pas denom de famille… pas de date précise de la mort…, puisenfin, deux lignes en forme de prière, semblant intercéderpour la défunte.

«Il m’avait été dit précédemment que les filles deChristian Meynell étaient mortes toutes les deux dansle comté d’York, l’une mariée, l’autre sans l’avoir été.

«La dernière inscription sur le livre était le décès deJames Halliday, le grand-père de ma chérie.

«Après avoir longtemps examiné la singulière rédactionde la mention du décès de Susan Meynell, je fis réflexion que d’une manière ou d’une autre il fallaitm’arranger pour obtenir une copie exacte de cettefeuille contenant l’histoire de la famille, sinon le documentoriginal. Mon devoir envers Sheldon m’obligeaitencore à manquer à tous mes sentiments nouveaux eninvoquant hardiment un second prétexte.

«— J’ai un fort intérêt dans un ouvrage qui est prêtà imprimer, dis-je à mon honoré oncle, en ce momentengagé dans une partie de cartes avec sa femme, et j’aidans l’idée que cette vieille feuille d’une Bible de famillepourrait y fournir la matière d’une excellente page.

«Avec tout autre que l’oncle Joé, j’eusse à peine oséemployer un artifice aussi futile.

«— Est-ce possible? dit l’innocent homme.

«— Feriez-vous quelque objection à ce que je prissecopie de ces annotations? lui demandai-je.

«— Aucune, mon garçon. Prenez une demi-douzainede copies, si cela peut être utile à vous ou à d’autres.

«Je remerciai mon naïf hôte et me promis d’écrire àHull, par le premier courrier du lendemain, pour meprocurer du papier à décalquer. Il y avait en tous casquelque chose d’heureux dans cette conclusion inattenduede mes recherches: cela me fournissait une bonneexcuse pour rester plus longtemps près de Charlotte.

«— Ce n’est qu’en souvenir de ma pauvre Mary queje tiens à ce vieux livre, ajouta le fermier d’un air réfléchi;comme vous voyez, les noms qui y sont inscritssont ceux de ses parents et non des miens. Cette fermeet tout ce qu’elle renferme était sa propriété. Dorothéeet moi ne sommes que des intrus, à bien dire, bien quej’aie apporté ma fortune aussi bien que Dorothée a apportéla sienne dans cette vieille ferme. Soit dit entrenous, Newhall a été grandement amélioré depuis le temps du vieux James Halliday, mais il n’en est pasmoins pénible de penser qu’aucun de ceux qui sont néssur cette terre n’ont laissé de petit* enfants pour en hériter.

«L’oncle Joé resta pensif pendant quelque temps. Jesongeais, de mon côté, à cet autre héritage d’une valeurcinquante fois supérieure à celle de la ferme qui, en cemoment, attendait un réclamant, et de nouveau je medemandai à moi-même:

«— Serait-il possible que cette charmante fille, dontla physionomie s’est attendrie à la mémoire de ses vieuxparents, dont le cœur n’a jamais connu un désir intéressé,serait-il possible que ce fût elle dont les bellesmains devront soustraire l’or des Haygarth aux griffesdes avocats de la Couronne?

«La vue de la vieille Bible semblait avoir ravivé lessouvenirs de M.Mercer au sujet de sa première femme.

«— C’était une très-bonne créature, dit-il, tout leportrait de notre Charlotte; je m’imagine quelquefoisque c’est à cause de cela que j’ai pris Charlotte en affectiondès son enfance. Je croyais voir les yeux de mapremière femme lorsque Charlotte me regardait. J’avaisdit à Tom que ce m’était une consolation d’avoir prèsde moi la fillette, et c’est à cause de cela qu’il la laissaitvenir si souvent. Pauvre vieux Tom! il avait coutumede me l’amener lorsqu’il venait au marché, et me lalaissait quelquefois des semaines entières. Plus tard,lorsque ma Dorothée que voilà a pris en pitié le pauvreveuf solitaire, elle s’est attachée à la jeune fille autantque si elle eût été sa mère, si ce n’est plus; car, n’ayantpas d’enfants elle-même, elle les considère comme unbien si précieux, qu’elle ne croit jamais qu’on puisse lesaimer et les soigner assez. Il y a un petit baby qui repose dans le cimetière de Barngrave, près de la sœur deTom, qui aurait pu devenir un beau jeune homme ets’asseoir à la place où vous êtes assis en ce moment,monsieur; me regardant avec des yeux aussi vifs queles vôtres peut-être, si la volonté de Dieu n’en eût ordonnéautrement. Vous voyez que nous avons tous noschagrins; voilà le mien. Sans Dorothée, la vie aprèscela n’aurait pas été d’un grand prix pour moi; maisma Dorothée vaut à elle seule tout ce que l’on peut désirer.

«Le fermier regardait tendrement sa seconde femmeen disant ces mots. Celle-ci y répondait par un sourireexquis. Je m’imagine que, dans ces calmes solitudes, lamodestie et le sourire se maintiennent plus longtempschez les femmes que dans le tumulte et le bruit d’unegrande ville.

«Voyant que mon hôte paraissait disposé à s’appesantirsur le passé, je me hasardai à tenter un effort indirectpour obtenir quelque explication au sujet de cetteinscription sur la Bible qui avait excité ma curiosité.

«— MlleSusan Meynell est morte sans s’être mariée,je crois? dis-je. Je vois son décès mentionné ici; maiselle est désignée par son nom de baptême seulement.

«— Ah! très-probablement, répondit M.Mercer,avec un air d’indifférence qui me parut affecté. Oui, latante Susan de ma pauvre Molly est morte fille.

«— Et à Londres? J’avais entendu dire qu’elle étaitmorte dans le comté d’York.

«Je m’aperçus que j’embarrassais le pauvre Joé, etje sentis qu’un chasseur à la poursuite d’un héritierlégal est exposé à se rendre quelquefois très-gênant.

«— Susan Meynell est morte à Londres…; oui, lapauvre fille est morte à Londres, répliqua gravement Joseph Mercer. Maintenant, parlons d’autre chose, s’ilvous plaît, mon garçon; ce sujet ne m’est pas agréable.

«À la suite de cela, je ne pouvais douter plus longtempsque quelque sombre histoire ne fût contenue dansles deux versets de l’Évangile.

«L’oncle Joé fut quelque temps avant de reprendreses joviales et bruyantes façons et on ne fit pas le whistce soir-là. Je souhaitai le bonsoir à mes amis un peuplus tôt qu’à l’ordinaire et me retirai après avoir obtenude prendre un calque de la feuille, aussitôt que je lepourrais.

«Cette nuit le ciel étoilé et la lande me parurent avoirperdu leur pouvoir calmant. Une nouvelle fièvre s’étaitemparée de mon esprit. Le plan d’avenir que je m’étaisfait en moi-même se trouvait subitement brisé. La Charlottede ce soir, héritière légale d’une fortune immense,sous la tutelle de la Chancellerie, réclamant contre laCouronne, était une tout autre fiancée que la jeune fillesans appui, sans personne, en exceptant toutefoisl’humble particulier qui écrit ces lignes, pour la fairevaloir, et très-peu d’êtres à aimer.

«J’avais tant espéré la nuit précédente, que cette nuitl’espoir m’avait abandonné. Il semblait que la main d’unTitan eût creusé une fosse profonde entre moi et lafemme que j’aimais… une tombe.

«Philippe aurait peut-être pu consentir à me donnerla main de sa belle-fille sans argent; mais voudrait-ilm’accorder sa belle-fille avec une fortune de cent millelivres? Je connaissais trop bien le caractère de Sheldonpour entretenir une aussi folle illusion. Le seul beaurêve de ma vie désordonnée s’était évanoui à l’heuremême où j’avais découvert les droits de mon adorée àl’héritage des Haygarth. Mais je ne veux pas jeter l’épée avant que le combat soit terminé. Il sera temps demourir lorsque je serai à bout de forces, écrasé sous lespieds de l’ennemi. Je veux vivre éclairé par les souriresde ma Charlotte aussi longtemps que je le pourrai; puis,d’ailleurs, il ne faut jamais dire: Fontaine, je ne boiraipas de ton eau. Il n’y a pas de coupe si amère qu’unhomme puisse se flatter de n’avoir pas à la vider jusqu’àla dernière goutte. Ce qui doit arriver arrivera, et enattendant, carpe diem, me voilà redevenu un enfantde Bohème!

«5 novembre. — Après un jour de délai j’ai obtenumon papier à calquer et j’ai pris deux copies des mentionsinscrites sur la Bible.

«J’ai passé cette après-midi, près de ma chérie, madernière soirée dans le comté d’York. Demain je reverraimon Sheldon et lui ferai part de l’étrange résultatde mes recherches. Entrera-t-il immédiatementen communication avec son frère? Me relèvera-t-il demon serment de discrétion? Fera-t-on croire à Charlottequ’elle est la plus proche parente du Révérend ab intestat? Telles sont les questions que je m’adresse àmoi-même pendant que, dans la solitude de ma chambre,à La Pie, j’écris mon infortuné rapport et que l’horlogedu village jette ses trois coups solennels.

«Oh! pourquoi le Révérend ab intestat n’a-t-il pasépousé sa femme de charge, fait un testament commetout le monde, et laissé ma Charlotte suivre avec moiles obscurs sentiers d’une honnête pauvreté? Je suisconvaincu que j’aurais pu être honnête, que j’aurais puêtre rangé, pour l’amour d’elle; mais c’est le sort del’homme de proposer et c’est le Ciel seul qui dispose.C’est vieux, cette histoire-là, mais c’est toujours vrai. Peut-être une jeunesse aussi débraillée que la miennen’admet-elle pas de rédemption!

«J’ai été un dernier moment en tête-à-tête avec lachère enfant pendant que je prenais le calque de lavieille Bible. Elle était assise près de moi, me causantplus ou moins de distraction dans mon travail, et, endépit des ombres que le doute avait jetées dans monesprit, je ne pouvais me refuser au bonheur que mefaisait éprouver sa présence.

«Lorsque j’en fus à l’inscription relatant la mort deSusan Meynell, ma Charlotte passa subitement de sagaieté habituelle à une gravité pensive.

«— J’ai été très-fâchée que vous ayez parlé de SusanMeynell à mon oncle Joseph, dit-elle en réfléchissant.

«— Et pourquoi, ma chérie?

«— Il y a une très-triste histoire qui a rapport à matante Susan… Elle était ma grand’tante, vous savez, ditCharlotte avec un grand sérieux. Elle a quitté la maisonet y a causé un grand chagrin. Je ne puis racontercela, même à vous, Valentin, car il me semble qu’il y aquelque chose de sacré dans ces pénibles secrets de famille.Ma pauvre tante Susan a quitté tous ses amis etest morte longtemps après à Londres.

«— On dit qu’elle est morte sans se marier? repris-je.

«Cela était une question capitale au point de vue deSheldon.

«— Oui, répliqua Charlotte en rougissant beaucoup.

«Cette émotion me parut très-significative.

«— Il y a quelqu’un qui a causé le malheur de la pauvrefemme, dis-je, quelqu’un sur qui retombent tousles torts?

«— C’est vrai.

«— Une personne qu’elle aimait et dans laquelle ellea eu confiance, peut-être?

«— Qu’elle aimait et à laquelle elle ne s’est que tropfiée. Oh! Valentin, n’est-ce pas terrible? Se fier de toutcœur à la personne que l’on aime et découvrir ensuitequ’elle est indigne! Si ma pauvre tante n’avait pas considéréM.Montagu Kingdon comme un homme loyal,elle aurait eu un peu plus confiance dans ses amis aulieu de se fier si entièrement à lui. Oh! Valentin, quevous ai-je dit là? Je ne voudrais pas jeter une ombrede reproche sur celle qui n’est plus.

«— Mon cher amour, croyez-vous que je ne puisseplaindre aussi cette pauvre femme trompée? Croyez-vousque je veuille souiller sa tombe? Je devine presquel’histoire que vous hésitez à me confier. C’est unede ces histoires douloureuses, mais hélas! trop fréquentes.Votre tante aimait une personne nommée MontaguKingdon… d’une condition supérieure à la sienne,peut-être?

«Je regardais Charlotte en disant cela et sa figureme fit voir que j’avais deviné juste.

«— Ce M.Kingdon avait de l’admiration et de l’amourpour elle, dis-je; il paraissait désirer vivementl’épouser, mais, sans aucun doute, il lui imposait lesecret sur ses intentions. Elle a ajouté foi à sa parolecomme à celle d’un galant homme et elle a eu plus tardd’amères raisons pour se repentir de sa confiance. N’est-cepas là le résumé de son histoire, Charlotte?

«— J’étais bien sûre qu’il devait en être ainsi. J’étaisbien sûre que, lorsqu’elle a quitté Newhall, c’était pourse marier, s’écria vivement Charlotte. J’ai vu une lettrequi en est la preuve… pour moi, du moins. Et cependant,j’ai entendu maman elle-même qui parlait mal d’elle, longtemps après sa mort, comme si elle eût deson plein gré fait choix de son malheureux sort.

«— N’est-il pas possible, après tout, que M.Kingdonait épousé MlleMeynell?

«— Non, répliqua Charlotte très-tristement, celan’est pas à espérer. J’ai vu une lettre de ma pauvretante, écrite bien des années après, lettre qui dit toutela cruelle vérité. J’ai de plus entendu dire que M.Kingdonest revenu dans le comté d’York, marié à une dameriche, alors que ma tante vivait encore.

«— Je voudrais bien voir cette lettre, dis-je involontairement.

«— Et pourquoi, Valentin? me demanda ma chérieen me regardant avec de grands yeux étonnés. Pourmoi il m’est pénible de parler de ces choses-là; c’estcomme si l’on rouvrait une ancienne blessure.

«— Mais si l’intérêt d’autres personnes le réclame?lui dis-je étourdiment.

«— Qui peut avoir intérêt à ce que l’on montre leslettres de ma pauvre tante? Ce serait presque déshonorerune morte.

«Que pouvais-je dire après cela, lié comme je le suisde la tête aux pieds par ma promesse à Sheldon?

«Après un long entretien avec ma douce amie, j’empruntaile dog-cart de l’oncle Joé, et je m’en fus jusqu’àBarngrave. J’y trouvai la petite église sous lesvoûtes de laquelle Charlotte Meynell avait engagé safoi à James Halliday. Je pris une copie de tous les articlesdu registre qui concernaient MmeMeynell Hallidayet ses enfants, après quoi je revins à Newhall pourrestituer le dog-cart et prendre une dernière tasse dethé à la ferme.

«Demain, j’irai à Barlingford, situé à quinze milles de ce village, peur prendre de nouveaux extraits: ceuxrelatifs au mariage du père de ma jeune héritière età sa propre naissance. Après cela je crois que mon dossiersera suffisamment complet pour que je puisse meprésenter devant Sheldon en conquérant.

«N’est-ce pas avoir fait une grande conquête? N’est-cepas à notre époque prosaïque presque un acte héroïqueque de s’être lancé dans le monde en simplechercheur et d’avoir fait gagner cent mille livres à lafemme que l’on aime? Et cependant, je voudrais quetout le monde, hormis ma Charlotte, descendît en lignedirecte de Matthieu Haygarth.

«10 novembre. — Me voici de nouveau à Londres. Sheldonest dans l’extase; nos affaires vont merveilleusem*nt bien,à ce qu’il me dit, soit; mais elles vont piano,pianissimo, comme toutes ces sortes d’affaires, hélas!

«Mon travail est terminé; je n’ai plus à m’occuperque des choses qui me regardent et à attendre le fruitdu temps.

«Puis-je accepter trois mille livres pour avoir donnéà mon adorée ce qui lui appartenait par droit de naissance?Puis-je accepter le payement d’un service que jelui ai rendu à elle? Assurément non… Et, d’un autrecôté, puis-je continuer à offrir mes hommages à cettechère âme connaissant maintenant ses droits légitimesà la possession d’une grande fortune? Puis-je profiterde son ignorance sans que l’on m’accuse de l’avoirexploitée?

«Avant de quitter le comté d’York, j’avais soustraitun jour de plus à Sheldon, afin de passer encore quelquesheures à la ferme. Qui peut m’assurer que je rentrerai jamais dans cette douce demeure? Quel pouvoirai-je, moi, sur cet avenir que les heureux de ce mondedirigent avec une si parfaite précision? Et encore, quede fois leurs calculs sont-ils déjoués! Jouir du présentest ce qu’un bohème a de mieux à faire. C’est pourquoij’ai voulu rester à Newhall une bonne après-midide plus. Cette bonne après-midi n’a pas été entièrementperdue. Durant cette visite d’adieux, le brave oncle Josephm’a donné de nouveaux détails sur l’histoire de lapauvre Susan Meynell. Cela a eu lieu pendant l’après-dînéeoù il m’avait fait faire pour la dernière fois untour à ses étables et à ses porcheries.

«Très-peu ferré sur les diverses qualités des variétészoologiques, et me doutant que ma chérie m’attendaitdans le parloir, cette excursion ne pouvait être qu’unecorvée pour moi; mais c’était bien le moins que je sacrifiasseune fois mon propre plaisir à celui du meilleurdes hommes et des oncles. Je me mis donc à marcherhardiment à travers les champs avec l’excellent fermier.J’en fus récompensé, car ce fut dans le cours de cettepromenade que M.Mercer me raconta l’histoire de SusanMeynell.

«— Je ne me souciais pas, l’autre soir, de parler decette histoire devant la jeune fille, dit-il gravement. Soncœur est si sensible, chère petite, que ce récit n’auraitpu que l’affliger; mais comme la chose est connue depresque tout le pays, je n’ai plus de raison de ne pasvous la dire. J’ai entendu bien des fois ma pauvre mèreparler de Susan Meynell. Il paraît qu’elle était fort belle,plus belle que sa sœur Charlotte, qui était elle-mêmeune fort jolie personne, comme vous pouvez en jugeren regardant notre Charlotte. C’est tout le portrait desa grand’mère. Mais Susan était une de ces beautés comme on en voit rarement et plus souvent en peinturequ’en chair et en os. Les jeunes gentilshommes du paysallaient à l’église exprès pour la voir, l’admirer, essayerde se faire remarquer, m’a dit ma mère. De plus, elle savaits’habiller avec un art extraordinaire. Elle avait héritéde quelques centaines de livres de ses père et mère, quiétaient des personnes très-rangées. La mère était la filleunique d’un homme qui faisait valoir environ un millierd’acres de terres à lui appartenant, et le père tenait unmagasin de tapis, à Londres, dans Aldergate Street.

«Je reçus ces renseignements avec une respectueusedéférence et une apparence menteuse de surprise.

«M.Mercer fit une pause pour reprendre haleine;après quoi, il continua de me conter l’histoire à sa façon,sans l’ombre d’une prétention.

«— Si bien, mon garçon, qu’avec ses ajustements etavec ses beaux yeux, Susan paraît avoir eu un peu tropbonne idée d’elle-même. M.Montagu Kingdon, frèrecadet de lord Durnsville, se prit d’amour pour elle, etlui fit la cour, non pas tout à fait ouvertement, mais enayant mis MmeHalliday, sa sœur, dans la confidence.Il lui parut tout naturel de penser qu’il avait l’intentionde la prendre pour femme. M.Kingdon était de dix ansplus vieux que Susan; il avait servi en Espagne, et nes’y était pas trop bien conduit. Il faisait partie d’un régimentde cavalerie dans lequel on avait un goût excessifpour la boisson. Il y avait dépensé tout son argent,ce qui l’obligea à vendre sa commission à la fin de laguerre. Ces faits étaient alors assez peu connus dans lepays où M.Kingdon se donnait de l’importance commefrère de lord Durnsville. On savait seulement qu’iln’était pas riche, et que, par-dessus le marché, la terrede Durnsville était fortement hypothéquée.

«— Alors, ce gentleman n’eût pas été un parti bienavantageux pour MlleMeynell, si…

«— S’il l’eût épousée?… Non, mon garçon, et c’estpeut-être quand elles connurent sa pauvreté que Susanet sa sœur jugèrent qu’il n’y avait pas entre les deuxamoureux une si grande différence de situation. Toujoursest-il que les deux femmes lui furent favorables.Elles ne dirent rien de l’affaire à Halliday, qui avait latête près du bonnet, comme on dit, et était dans songenre aussi fier qu’un lord. Le secret fut assez biengardé pendant quelque temps. M.Kingdon venait toutesles fois que James s’absentait; mais les gens de ce payssont très-perspicaces, et bien que cet endroit soit assezretiré, il y passe pas mal de monde du lundi au samedi,si bien que l’on en vint peu à peu à remarquerqu’il y avait souvent à la grille un cheval attaché par labride à l’un des barreaux. Ceux qui étaient mieux informésreconnurent ce cheval comme appartenant àM.Kingdon. Un ami de Halliday lui en parla un jouren le prévenant que M.Kingdon était un vaurien qui,disait-il, avait déjà une femme en Espagne. C’en futassez pour Halliday. Il entra dans une grande fureur enapprenant que quelqu’un et surtout le frère de lordDurnsville, se permettait de venir chez lui courtiser sabelle-sœur. Ce fut à Barngrave qu’il apprit cela un jourde marché, pendant qu’il flânait avec quelques amisdans la vieille cour de l’auberge du Taureau Noir, oùle marché au blé se tenait à cette époque-là. Il demandason cheval une minute après et quitta la ville au galop.Lorsqu’il arriva, il reconnut la jument de M.Kingdon,attachée à la porte, puis M.Kingdon lui-même, se dandinantdans le jardin à côté de MlleMeynell.

«— Et je présume qu’il y eut une scène? suggérai-je, très sincèrement intéressé au récit de cette histoire defamille.

«— Oh! je le crois bien!… je le crois bien!… Je letiens de ma pauvre Molly qui l’avait entendu raconterà sa mère. Halliday ne mâchait pas ses paroles; il endonna la preuve à M.Kingdon. Il lui parla sec et fort,comme il avait coutume, lui disant qu’il lui arriveraitmalheur s’il passait de nouveau le seuil de la porte. «Sivous aviez de bonnes intentions à l’égard de cette folleenfant, vous ne vous faufileriez pas ici derrière mondos, dit-il; mais vous n’avez pas de bonnes intentions,et de plus, vous avez déjà une femme cachée quelquepart en Espagne.» M.Kingdon nia le fait, en ajoutantqu’il ne voulait pas descendre jusqu’à se justifier enversun paysan. «Si vous étiez un gentleman, dit-il, vouspayeriez chèrement votre insolence.» «Je suis prêt àpayer le prix que vous voudrez, répondit Halliday, solidecomme une barre de fer; mais comme vous n’étiezpas très-amateur de batailles à l’étranger, où les occasionsne manquaient pas, je ne présume pas que vousayez grande envie d’en venir chercher ici.»

«— Et MlleMeynell entendait-elle tout cela? lui demandai-je.

«Je pouvais facilement me représenter cette pauvrefille debout, les yeux hagards, écoutant les dures parolesadressées à l’homme qu’elle aimait, alors que le voileargenté de son beau rêve était si violemment déchirépar la rude main d’un paysan, d’un homme des champsindigné.

«— Oh! je ne sais pas si elle a bien entendu, réponditM.Mercer. Du reste, Halliday raconta ensuite toute laquerelle à sa femme. Il fut très bienveillant pour sabelle-sœur, quoiqu’elle l’eût trompé. Il lui parla très-sérieusem*nt, en lui racontant tout ce qu’il avait entendudire. Elle l’écouta assez tranquillement, mais il étaitfacile de voir qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’illui rapportait. «Je sais que l’on a pu vous raconter toutcela, James, dit-elle; mais ceux qui l’ont dit savaientqu’ils mentaient. Lord Dursville et son frère ne sontpas aimés dans ce pays, et il n’y a rien que la méchancetéde leurs ennemis n’ait inventé.» Elle lui réponditcomme cela de belles paroles. Seulement, le lendemainmatin, elle n’était plus là.

«— Susan s’était donc enfuie avec M.Kingdon? demandai-jeà M.Mercer.

«— Oui; elle laissa une lettre pour sa sœur, bourréede phrases romanesques, où elle affirmait qu’elle l’aimaitd’autant plus qu’il était calomnié; langage desfemmes, enfin, vous savez… Béni soit ce pauvre cœuraveuglé! murmura M.Mercer, avec une pitié tendre.Elle se rendait à Londres pour se marier avec M.Kingdon,disait sa lettre, ils devaient se marier à la vieilleéglise de la Cité dans laquelle elle avait été baptisée;elle allait demeurer chez une ancienne amie… une jeunefemme qui avait été autrefois courtisée par son frère etavait depuis épousé un boucher établi près du marchéde Newgate… en attendant que les bans fussent publiésou la licence achetée. La femme du boucher avait unemaison à la campagne, et c’est là où Susan allait demeurer.

«— Tout cela paraissait assez régulier, dis-je.

«— Oui, répliqua l’oncle Joé, mais si M.Kingdonavait eu l’intention d’agir honorablement avec Susan, illui aurait été tout aussi facile de se marier à Barngravequ’à Londres. Il était pauvre comme un rat d’église,mais il était son propre maître et personne ne l’eût empêché de faire ce qui lui plaisait. C’est à peu près ce quepensa Halliday, je présume, car il se rendit à Londresaussi vite qu’il put, à la poursuite de la sœur de safemme et de M.Kingdon. Mais bien qu’il prît des informationstout le long de la route, il ne put savoir s’ilsavaient passé avant lui, par la meilleure de toutes lesraisons. Il se rendit à la maison de campagne du boucheroù il ne trouva pas trace de Susan, si ce n’est unelettre d’elle, timbré du comté d’York, du jour même oùavait eu lieu la querelle entre James et M.Kingdon. Elleannonçait son intention de rendre visite à son ancienneamie dans les quelques jours qui suivraient et faisait devagues allusions à un mariage prochain. La lettre étaitlà annonçant la visite; mais personne n’avait paru.

«— En tous cas, cette lettre prouve que MlleMeynellavait foi dans l’honnêteté des intentions de son amant.

«— Assurément, pauvre fille! répondit M.Mercerd’un air pensif. Elle a cru aux paroles d’un mauvaisdrôle, et a chèrement payé sa simplicité. Halliday fittout ce qu’il put pour la découvrir. Il chercha dans tousles quartiers de Londres; mais ce fut sans résultat et,comme je l’ai déjà dit, par une excellente raison. Il dutdonc revenir à Newhall juste aussi avancé que lorsqu’ilen était parti.

«— Et n’a-t-on rien découvert depuis? demandai-jevivement, car je sentais que c’était précisément là unede ces complications de famille qui peuvent donner naissanceà toute sorte de difficultés juridiques.

«— Ne soyez pas si pressé, mon garçon, répondit l’oncleJoé, les mauvaises choses se découvrent toujours tôt outard. Trois ans après la fuite de la pauvre jeune femme,un groom ivrogne fut renvoyé des écuries de lord Durnsville;il n’eut rien de plus pressé que de venir droit chez mon frère pour exhaler son venin contre son maître,peut-être aussi pour se mettre en faveur à Newhall. «Cen’est pas du côté de Londres qu’il vous aurait fallu allerpour trouver la jeune dame, monsieur, dit-il, il auraitfallu aller du côté opposé. Je sais qu’un jeune homme aconduit M.Kingdon et la sœur de votre femme au traversdu pays jusqu’à Hull, avec deux des chevaux de Mylord,en s’arrêtant en route pour manger l’avoine. À Huff,M.Kingdon et la jeune dame sont montés à bord d’unnavire, un navire qui était affrété pour l’étranger.» Voilàce que dit le groom; mais il importait peu d’apprendrecela alors. Des avis avaient été mis dans les journauxpour l’engager à revenir; tout ce qui avait dû se faireavait été fait, et en vain, hélas! Quelques années après,M.Kingdon reparut aussi insolent que jamais, mariéavec une personne à la figure jaune, aux cheveux crépus, dont le père possédait la moitié des Indes, au diredes gens du pays. Il battit très-froid à Halliday; maisun jour qu’ils se rencontrèrent au coin d’un bois, Jamespoussa son cheval vers l’honorable gentleman, et demanda à celui-ci ce qu’il avait fait de Susan. Ceux quifurent témoins de la rencontre dirent que Kingdon devintpâle comme un spectre, lorsqu’il vit Halliday s’avancervers lui sur son gros cheval trapu. Néanmoins, la querellen’eut pas de suites. M.Kingdon ne vécut pas delongues années pour jouir de la fortune de sa mulâtresse. Il mourut avant son frère; et ni l’un ni l’autrene laissèrent d’enfants pour hériter de l’argent non plusque du titre de Durnsville qui, à la mort du vicomte, setrouva éteint.

«— Et qu’est devenue la pauvre fille?

«— Ah! pauvre fillette, que vous en dirai-je? Ce nefut que quinze ans après son départ de la maison que sa sœur reçut d’elle quelques lignes disant qu’elle étaitde ce monde. Puis arriva une seconde lettre aussi désolanteque possible. La pauvre créature écrivait à sasœur pour lui dire qu’elle était à Londres, seule, sansargent, et, à ce qu’elle croyait, sur le point de mourir.

«— Et sa sœur alla vers elle?

«Je me rappelai les sentences écrites par la main d’unefemme sur la Bible de famille.

«— C’est ce qu’elle a fait, la bonne âme, aussi vitequ’elle a pu, emportant avec elle une bourse pleine. Elletrouva la pauvre Susan dans une auberge d’AldergateStreet, l’ancien quartier, vous voyez, où elle avait passésa jeunesse. MmeHalliday avait l’intention de ramenerla pauvre fille dans le comté d’York, et avait arrangécela avec Halliday; mais il était trop tard. Elle trouvaSusan mourante, n’ayant plus sa tête; elle put à peinereconnaître sa sœur et lui demander son pardon.

«— Fut-ce là tout? demandai-je immédiatement.

«M.Mercer fit dans sa narration une longue pausependant laquelle nous marchâmes, lui, réfléchissant surle passé, moi, attendant avec impatience des renseignementsplus complets.

«— En effet, mon garçon, c’est à peu près tout. OùSusan était-elle allée pendant ces années et qu’avait-ellefait? MmeHalliday ne put l’apprendre. Dans lesderniers temps, elle avait vécu à l’étranger. Les vêtementsqu’elle avait portés en dernier lieu étaient deprovenance étrangère, très-pauvres, et très-usés. Il yavait de plus dans sa chambre à l’auberge une petiteboîte en bois faite à Rouen, car le nom du fabricant demalles était sur l’étiquette du couvercle. Il n’y avaitdans sa boîte ni lettres ni papiers d’aucun genre, desorte que, comme vous voyez, rien ne pouvait réellement révéler quelle avait pu être l’existence de lapauvre créature. Tout ce que sa sœur put faire fut derester près d’elle, de la consoler jusqu’au dernier moment,et, enfin, de veiller à ce qu’elle pût trouver lerepos dans une tombe décente. Elle fut enterrée dansun petit cimetière de la Cité, dont les arbres verts sedressaient au milieu de la fumée des cheminées.M.Kingdon était à cette époque mort depuis plusieursannées.

«— Sa dernière lettre existe-t-elle encore? demandai-je.

«— Oui; ma première femme l’avait gardée avec sesautres lettres et papiers de famille. Dorothée l’a soigneusem*ntserrée. Nous autres, gens de campagne,nous conservons ces choses-là, vous savez.

«J’aurais bien voulu demander à M.Mercer de melaisser voir cette dernière lettre écrite par MlleMeynell;mais quelle excuse pouvais-je imaginer pour le faire?J’étais complètement lié par mon engagement enversGeorge et n’avais aucun prétexte plausible qui justifiâtma curiosité.

«Il était un point que j’avais surtout à éclaircir dansl’intérêt de Sheldon, ne ferais-je pas mieux de dire dema Charlotte? Ce point, le plus important de tous, étaitla question de savoir s’il y avait eu mariage, oui ou non.

«— Vous paraissez assez bien fixé sur ce fait queKingdon n’a jamais épousé la jeune femme? dis-je.

«— Oh! oui, répliqua l’oncle Joé, cela ne laisse aucundoute, je suis fâché de le dire. Kingdon n’eût pas osérevenir ici avec son Indienne, alors que Susan vivaitencore, s’il eût été marié avec elle.

«— Et qu’a-t-on appris au sujet de la femme qu’ilavait, dit-on, épousée en Espagne?

«— Je ne peux rien vous en dire.

«Il me paraît plus que probable que l’opinion desamis de la pauvre femme était exacte et que Kingdonétait un vaurien; mais quelle a pu être l’existence deSusan pendant les quinze années durant lesquelles onl’a perdue de vue? Ne peut-elle pas s’être mariée avecquelque autre que Kingdon? Ne peut-elle pas avoirlaissé des héritiers qui surgiront plus tard pour venircontester les droits de ma bien-aimée?

«Est-ce une bonne chose que d’être l’héritier d’unegrande fortune? Il fut un temps où il n’aurait pas étépossible qu’une pareille question se posât à mon esprit.Ah! quel subtil pouvoir possède ce qu’on appelle l’amourpour ainsi transformer le cœur humain! Ah!combien il me tarde d’être aux pieds de ma bien-aimée,la bénissant de la cure miraculeuse qu’elle a opérée!

«J’ai rapporté à Sheldon l’histoire de Susan tellequ’elle m’a été rapportée par l’oncle Joseph. Il est d’accordavec moi sur l’importance de la dernière lettre,mais, si habile qu’il soit, il ne voit pas le moyen de seprocurer ce document sans initier plus ou moinsM.Mercer à notre affaire.

«— Je pourrais bien faire à Mercer quelque histoireau sujet d’une petite somme d’argent à revenir à sanièce, et obtenir peut-être ainsi la lettre de Susan, dit-il;mais ce que je lui dirais arriverait infailliblementd’une manière ou d’une autre à la connaissance de Philippe,et je ne veux pas m’exposer à mettre celui-ci surla piste.

«L’esprit défiant de mon Sheldon est plus que jamaisporté à la prudence, depuis qu’il sait que l’héritièredes Haygarth est alliée d’aussi près à son frère.

«— Je vais vous dire ce qui en est, me dit-il après que nous eûmes discuté la question sous toutes les faces;il n’y a pas beaucoup de personnes capables de m’effrayer,mais je ne crains pas de vous avouer que monfrère me fait peur. Il a toujours eu le dessus sur moi.Ce n’est pas seulement parce qu’il peut se tenir droitdans son col de chemise, pendant une journée entière,sans le briser; ce que je serais incapable de faire; maisc’est parce qu’il est…, comment dirais-je… moins…scrupuleux que moi!

«Il s’arrêta en réfléchissant, Moi aussi je réfléchissaisne pouvant m’empêcher de me demander ce que pouvaitbien être quelqu’un de moins scrupuleux que George,

«— S’il avait eu le moindre vent de cette affaire, continuapresque aussitôt mon patron, il l’enlèverait denos mains avant que vous ayez le temps de dire ouf!et c’est lui qui ferait un marché avec nous, au lieu quece soit nous qui en ayons un à faire avec lui.

«Mon ami a une singulière façon de donner à entendreque nous ne faisons qu’un dans cette affaire,Pendant le cours de notre entrevue, je l’ai surpris deuxou trois fois à me regarder avec une attention curieuselorsque le nom de Charlotte était prononcé. Soupçonnerait-illa vérité?… c’est ce que je me demande.

12 novembre. — J’ai eu hier avec mon patron uneautre entrevue qui a été intéressante et ne m’a pas ététrop désagréable. George a bien employé son temps depuismon retour.

— Je ne pense pas que nous ayons à craindre aucuneopposition de la part d’enfants ou de petit* enfants deSusan Meynell, m’a-t-il dit. J’ai trouvé le registre danslequel figure la preuve qu’elle a été enterrée dans le cimetière de l’église Saint Giles. Et elle est inscrite surce registre sous son nom de fille, et, dans un coin ducimetière, existe encore une tombe couverte d’unesimple pierre, sur laquelle sont gravés les noms deSusan Meynell, décédée le 14juillet 1835; très-regrettée;puis le texte relatif au pécheur qui se repent,et cætera, dit Sheldon, comme s’il n’eût pas eu enviede s’arrêter sur une vérité si rebattue.

«— Mais, commençai-je, elle peut avoir été mariéeen dépit de…

«— Oui, cela se peut, répliqua immédiatement Sheldon;mais comme vous voyez, il est probable que celan’a pas eu lieu. Si elle eût été mariée, elle l’eût dit à sasœur, dans sa dernière lettre, ou lorsqu’elles se sontrencontrées.

«— Mais alors, elle n’avait pas sa tête, le délire commençait.

«— Non, pas pendant tout le temps. Elle avait encoreassez de présence d’esprit pour parler de ses chagrinspassés, de ses enfants, si elle en avait jamais eu. Deplus, si elle avait été mariée, il est probable qu’ellen’eût pas erré aussi misérablement de par le monde.Non, soyez sûr que nous n’avons rien à redouter de cecôté. La personne que nous avons à craindre, c’est monfrère.

«— Vous avez parlé l’autre jour d’un marché à faireavec lui, dis-je, je n’ai pas bien compris ce que vousentendiez par là. La fortune ne peut être réclamée quepar Char… MlleHalliday, et votre frère n’a aucun droitlégal sur ce qui lui appartient.

«— Oh! certainement non, répliqua Sheldon avecune impatience dédaigneuse, causée par mon peu deperspicacité; mais mon frère se soucie bien de la légalité. Dans cette affaire, les idées de MlleHalliday seront sesidées. Quand mon dossier sera assez complet pour entamerl’action, je ferai mon marché; la moitié de la fortunepour moi le jour où elle sera recouvrée. MlleHallidaydevra en signer l’engagement avant que je medessaisisse du moindre document; or, dans l’état où ensont les choses, continua-t-il en me regardant très-fixement,l’exécution de cet engagement dépendra entièrementde Philippe.

«— Et quand ferez-vous vos ouvertures à M.Sheldon?demandai-je, ne comprenant rien à la fixité de sonregard.

«— Pas avant que les derniers anneaux de la chaîneaient été soudés. Pas avant que je sois en mesure d’agirdevant le Chancelier de l’Échiquier. Peut-être pas dutout.

«— Comment l’entendez-vous?

«— Si je puis flotter encore quelque temps, je sauraijeter Philippe par-dessus le bord et trouver quelqueautre qui agisse pour moi près de MlleHalliday.

«— Qu’entendez-vous par là?

«— Je vais vous le dire, répondit mon patron, enappuyant ses coudes sur la table près de laquelle nousétions assis, et en plongeant jusqu’en moi-même sonregard perçant. Mon frère m’a joué, il y a quelquesannées, un vilain tour que je n’ai ni oublié, ni pardonné;si bien que je ne reculerais pas devant l’idée de le payerde la même monnaie. Sans compter, je vous le répète,que je n’aime pas à voir son doigt dans cette affaire. Làoù un homme de son espèce peut mettre un doigt, samain tout entière ne tarde pas à passer, et si une fois ilpeut mettre la main sur l’argent de Haygarth, ce seraun mauvais moment pour vous et pour moi. MlleHalliday ne compte exactement pour rien dans mes calculs.Si son beau-père lui disait de signer l’abandon d’undemi-million, elle inscrirait son nom au bas de la feuillede papier et poserait son joli petit doigt sur le sceausans faire seulement la plus petite question. Je pense,dès lors, qu’elle serait encore moins disposée à fairedes objections si c’était son mari qui lui demandât lamême chose. Ah! ah! mon jeune ami, pourquoi doncdevenez-vous rouge et ensuite pâle, parce que je parledu mari de MlleHalliday?

«Je ne fais aucun doute que je dus pâlir, lorsque cemot effrayant fut prononcé. Sheldon s’avança un peuplus sur la table, me fixant plus que jamais.

«— Valentin, dit-il, jetterons-nous d’un seul coupmon frère Philippe par-dessus le bord?… Partagerons-nouscette fortune entre vous et moi?…

«— Sur ma foi et mon honneur, je ne vous comprendspas, dis-je en toute sincérité.

«— Vous prétendez ne pas me comprendre, répondit-ilavec impatience, je vais m’expliquer plus clairement,et comme votre propre intérêt est en jeu, vous différerezsingulièrement de vos semblables si vous n’arrivezpas à m’entendre facilement. Lorsque, au début de cetteaffaire, je vous ai offert la chance d’une prime sur lerésultat, ni vous, ni moi n’avions la moindre idée queles circonstances placeraient si complètement à notrediscrétion celle qui a le droit de prétendre à la fortunede Haygarth. J’avais échoué tant de fois dans d’autresrecherches du même genre avant d’entreprendre celle-ci,qu’il m’a fallu du courage pour me mettre à l’œuvre;mais j’avais, je ne sais pourquoi, un pressentiment quecette fois je réussirais. Les choses semblaient se présenterun peu plus clairement qu’à l’ordinaire, pas assez cependant pour tenter le premier venu. Et puis, enmême temps, l’expérience de mes échecs passés m’avaitappris beaucoup. J’étais mûr pour ce travail. J’auraispu, et j’aurais dû peut-être, l’entreprendre sans aide,mais j’étais fatigué et devenu paresseux, c’est pourquoije vous ai mis dans le secret, m’étant mis en tête queje pouvais me fier à vous.

«— Vous ne vous êtes fié à moi que tout autant quevous n’avez pu faire autrement, répliquai-je, avec macandeur habituelle. Vous ne m’avez jamais dit quelleétait l’importance de la succession du Révérend ab intestat,c’est à Ullerton que je l’ai appris. Un partage demoitié dans cent mille livres vaut la peine qu’on s’enoccupe.

«— Comment! ils l’évaluent là-bas à cent mille livres?demanda l’avocat avec une innocence charmante. Cesgens de campagne aiment à mettre en avant de groschiffres. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas vous cacherqu’il s’agit d’une belle somme, et que si vous et moisavons tenir nos cartes, nous pouvons mettre Philippehors du jeu et partager le butin entre nous.

«De nouveau je fus obligé d’avouer que j’étais incapablede saisir le sens de ses paroles.

«— Mettez Charlotte hors de ses mains en l’épousant,dit-il en rapprochant de moi ses yeux et ses coudes, aupoint que ses noirs favoris touffus effleuraient mon visage,épousez-la avant que Philippe ait aucune connaissancede cette affaire; alors, nous le tiendrons et l’argentavec. Allons! vous voilà stupéfait, à présent!Croyez-vous donc que je n’aie pas vu clair, mes tourtereaux?N’ai-je pas dîné avec vous deux? Et ne suffisait-ilpas à un homme de sens, jeunes innocents, de vousvoir ensemble pour deviner ce qui se passait? Vous êtes amoureux de Charlotte et Charlotte est amoureuse devous. Quoi de plus simple que de vous marier? Charlotteest maîtresse de sa personne, elle ne possède passix pence dans le monde, en plus de ce que vous et moisommes seuls à savoir; car, assurément, mon frère nese dessaisira pas d’une parcelle de l’argent du pauvreTom. Tout ce que vous avez à faire est d’aller de l’avantavec la fillette. C’est ce qui viendrait à l’esprit de toutle monde en pareille circonstance, MlleHalliday fût-ellela plus laide haridelle de la chrétienté au lieu d’être unetrès-présentable personne.

«Mon patron dit cela du ton d’un homme qui n’ajamais considéré le genre féminin comme une partiefort intéressante de la création. Je présume que je parusindigné en le regardant, car il reprit en riant:

«— Je dirai qu’elle est un ange, si cela vous plaît,et si vous le croyez, cela n’en vaut que mieux. Vousdevez regarder comme très-heureux de vous être trouvésur mon chemin, et comme une chose plus heureuseencore, que MlleHalliday ait été assez simple pourse prendre d’amour pour vous. J’ai entendu parlerd’hommes qui viennent au monde avec une cuillerd’argent à la bouche, je croirais volontiers que vousêtes venu en ce monde, vous, avec un service completde vaisselle plate. Mais il ne s’agit pas de tout cela.Votre politique doit être de tirer parti de vos avantageset si vous pouvez, quelque beau matin, décider votrejeune amie à échanger son nom contre celui de Haukehurst,sans perdre du temps à demander la permissionau beau-père, c’est ce qu’il y aura de meilleur pourvous, en même temps que de plus agréable pour moi.J’aimerais beaucoup mieux avoir affaire à vous qu’àmon frère Philippe, et je ne serais pas fâché de pouvoir dire quitte à ce gentleman pour le mauvais tour qu’ilm’a joué, il y a quelques années.

«Les sourcils de Sheldon s’obscurcirent pendant qu’ildisait cela, et il devint de nouveau rêveur. Il faut quecette vieille rancune de mon patron contre son frèretouche à quelque très-désagréable affaire, si j’en jugepar la manière dont il s’exprime.

«Quelle perspective pour moi! Déjà favorisé par les naïfsparents de ma bien-aimée, j’étais maintenant assuréde l’appui de George; bien plus, poussé en avantdans mon ascension vers le Paradis par ce peu sentimentalmentor. C’était à en perdre l’esprit… Charlotteune héritière et George désireux de me faire ma partdans les millions accumulés par les Haygarth!

«En ce moment je suis assis dans ma petite chambre,me rappelant le passé et cherchant à sonder les incertitudesde l’avenir.

«Est-il possible que cela arrive? Serait-il possibleque d’un seul élan j’arrivasse à gagner un prix quepourrait envier l’être le plus favorisé de la fortune?Puis-je l’espérer? Puis-je le croire? Non, mille fois non!La femme que j’aime, la fortune que j’ai si souvent désirée,ne sont pas pour moi!

«13 novembre. — Ce qui précède a été écrit hier soir,sous l’influence de ma bête noire. Quelle infernalecréature et combien elle sait effeuiller et détruire lesroses qui se rencontrent sur son chemin, pour découvrirle ver caché au plus profond du cœur.

«J’ai chassé dehors ce matin cette bête noire, entrouvant sur mon assiette une lettre de ma chérie.

«— Hors d’ici! va-t’en, bête maudite! me suis-je écrié,tu n’es autre chose qu’un démon malveillant et je veux faire sur ma porte un signe de croix pour que tu nepuisses plus la franchir.

«Voilà ce que je dis en moi-même pendant que j’ouvraisl’enveloppe de ma bien-aimée, fermée par sa joliepetite devise imprimée sur un cachet de cire blanche:Pensez à moi. Ah! aussi longtemps que la mémoireconservera une place dans ce monde déréglé, je penseraià toi, à toutes les secondes du jour et de la nuit jepenserai à toi! Je m’aperçus que les yeux de mon amiHoratio étaient fixés sur moi tandis que j’ouvrais malettre, et je savais que mes sentiments les plus cachésn’échapperaient pas à leur inspection. La prudencecommande une extrême réserve partout où intervient lenoble capitaine. Je ne puis prendre sur moi d’ajouterfoi à son récit au sujet de l’affaire qui l’a conduit à Ullerton.Il peut se faire qu’il y soit allé, comme il le dit,pour une affaire, mais notre rencontre dans cette ville aété tout au moins un étrange hasard, et je ne crois pasau hasard, si ce n’est au théâtre, où un personnage nemanque jamais d’apparaître dès que ses amis commencentà parler de lui.

«Je ne peux pas m’ôter de l’esprit la certitude queGoodge a été acheté par un rival investigateur et quel’on a abusé des lettres de Rébecca. Je ne puis pas davantagem’empêcher d’établir un rapprochement entrele gant de chevreau usé et la personne de mon élégantami Paget. La disparition d’une lettre dans le paquet àmoi confié par MlleJudson est une autre circonstancemystérieuse. Enfin je ne puis oublier que j’ai entendule nom de Meynell, distinctement prononcé par Philippe,la dernière fois que j’ai été à la villa.

«George déclare impossible que le secret ait été trahi,si ce n’est par moi, et j’ai été la prudence même.

«Supposons que mes soupçons au sujet de Goodgesoient fondés, les lettres extraites de la correspondancede MmeRebecca ont pu révéler beaucoup de choses, etmême mettre Horatio sur la trace de Meynell; maiscomment a-t-il pu avoir une première idée de l’affaire?

«Ce n’est certainement pas par moi, ni par George:son attention ne peut-elle pas avoir été attirée par cetavis qui a paru dans le Times au sujet des héritiers légauxde Haygarth?

«Ce sont des questions dont je ferais bien de laisserla solution à l’esprit perspicace de Sheldon. Pour moi,ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me laisser aller àl’irrésistible courant de ce qu’on appelle la vie.

«J’ai eu le malheur de faire mon entrée dans notresalle à manger commune cinq minutes après mon patron:il a eu plus que le temps nécessaire pour examinerla suscription et le timbre de ma lettre: il sifflaitlorsque je suis entré. Les gens qui ont l’indiscrétion deregarder ce qui ne les regarde pas sifflent toujours.

«Je ne me souciais pas de lire cette lettre de maCharlotte en voyant braqués sur moi les yeux du faucon;c’est pourquoi je me contentai de jeter un coupd’œil à l’écriture chérie, comme si je lisais avec indifférencela première lettre venue; après quoi je mis le papierdans ma poche, en affectant le plus grand air d’insoucianceque je pus trouver. Combien il me tardait devoir la fin de cet ennuyeux repas que le Capitaine semblaitprendre plaisir à prolonger, comme il convient dureste à un véritable épicurien.

«Horatio ne s’est pas montré peu curieux au sujetdes motifs de ma récente absence de notre domicilecommun. J’ai eu de nouveau recours à la fable de Dorking:ma vieille tante allait en déclinant et réclamait d’autant plus d’attentions de la part de son neveu; deplus je n’avais pas été fâché de veiller à ses arrangementstestamentaires. Pour expliquer mon dévouementenvers ma tante imaginaire, j’avais été obligé de la représentercomme ayant quelques petites choses, car lepuissant esprit de mon Horatio se fût refusé à admettrel’idée qu’une vieille parente pût m’inspirer une affectiondésintéressée.

«Les yeux gris du capitaine clignaient terriblementpendant que je lui donnais cette explication de monabsence, aussi ai-je la douleur de douter qu’il ait acceptéle second volume du roman de Dorking. Ah!quelle vie nous menons sous les tentes d’Israël, nousautres gens sans ressources! À travers quels tortueuxchemins errent les tribus nomades qui reconnaissentpour mère Agar, l’abandonnée! Que de mensonges,quels détours, quels subterfuges! Paget et moi nousnous surveillons l’un l’autre comme deux habiles duellistes,avec le sourire stéréotypé sur nos lèvres et lesyeux constamment en éveil. Qui peut dire si les armesde l’un ou de l’autre ne sont pas empoisonnées commedans le fameux assaut présidé par Claudius, l’usurpateurdu Danemark.

«La lettre de mon cher amour est pétrie de tendresseet d’affection. Elle revient à Londres; et, bien qu’ellepréfère le comté d’York à Bayswater, elle est bien aised’y revenir à cause de moi… à cause de moi! Elle quittel’atmosphère pure de cette résidence rustique pour devenirle point central d’un réseau d’intrigues et je suiscontraint de garder un secret auquel son sort est si intimementlié. Je l’aime plus sincèrement, plus purementque je ne me serais jamais cru capable d’aimer, et, néanmoins,je ne puis m’approcher d’elle que comme l’instrument de George l’intrigant en voie de mettre lamain sur le trésor des Haygarth! C’est honteux!

«Je suis l’homme du monde le moins disposé à nierla puissance de la richesse, moi qui ai pataugé toutema vie dans le ruisseau, ce berceau du pauvre; néanmoins,il me répugne que ce soit moi, employé subalterne,salarié de Sheldon, qui aie travaillé à apporterla fortune à mon idole, à ma bien-aimée Charlotte; oui,que voulez-vous?… cela me répugne!…»

Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 06 - Wikisource (2024)

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