Rebecca Gisler : « Si les ordures provoquent un sentiment du monde, ce serait celui de la beauté de sa sauvagerie et de sa cruauté » (D’Oncle) (2024)

Virtuose et fascinant: tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit pour qualifier le premier roman de Rebecca Gisler, D’Oncle qui vient de paraître chez Verdier. Dans une maison de guingois, un oncle lui-même boiteux et reclus, entouré de sa vie et de monceaux d’ordures, fascine tendrement ses neveux. Dans une langue traversée de soubresauts de fantastique, étreinte par les rythmes de l’ordure, Rebecca Gisler dévoile un univers singulier qui, s’il doit explicitement à Beckett et plus encore à Eugène Savitzkaya, explore l’envers d’un quotidien où les fluides corporels ouvrent à un surprenant sentiment d’être. Autant de raisons pour Diacritik d’aller interroger Rebecca Gisler afin de saluer une des très grandes réussites de cette rentrée littéraire.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant D’oncle, votre premier roman qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée de raconter l’histoire de cet oncle, si singulier, lui qui vit dans une chambre insalubre, amateur de hard rock, «dépositaire de l’immémoriale recette des calamars à l’armoricaine» et à l’hygiène plus que sommaire? Ce récit, qui progresse par scènes successives, est-il né d’images particulières puisées dans votre expérience ou bien s’agit-il, comme l’exergue tirée d’Eugène Savitzkaya le laisse entendre, d’un texte suscité depuis autant de souvenirs de lectures? Comment avez-vous procédé?

Probablement un peu des deux. Le personnage de l’oncle est un personnage qui me suit et me poursuit depuis mes premiers textes écrits en allemand. Il était alors une figure à l’arrière plan, une petite poussière dans mon champ de vision, à laquelle je ne prêtais pas trop attention.

Rebecca Gisler : «Si les ordures provoquent un sentiment du monde, ce serait celui de la beauté de sa sauvagerie et de sa cruauté» (D’Oncle) (1)Le changement de langue d’écriture, le passage (de l’allemand) au français, donc, qui est ma langue maternelle au sens fort, c’est-à-dire une langue familiale et orale, a beaucoup contribué à faire émerger cette figure, je crois. Je suis beaucoup moins à l’aise à l’écrit en français qu’en allemand, et cette langue a comme généré un personnage à son image, un peu boiteux: l’oncle.

Le français, parce que j’en fait un usage peut-être plus naïf, m’a aidé à me libérer du récit auquel j’associais l’allemand, à jouer avec la langue comme matériau, à en faire une expérience vraiment subjective, parfois brute, parfois incorrecte, et qui charrie un grand nombre d’influences. Tout ça pour dire que ce texte vient avant tout d’une expérience de la langue.

Bien sûr, ce serait mentir de dire que j’ai tout inventé, et le texte est en partie constitué de souvenirs et d’expériences personnelles. Mais je crois que le personnage de l’oncle, son côté insaisissable, m’a permis de prendre d’assez grandes libertés vis-à-vis de la réalité.

Pour en venir au cœur de votre roman, intéressons-nous ainsi sans attendre cette figure si singulière de l’oncle qui, sans prénom ni nom, aimante l’ensemble du récit. Singulière cette figure l’est à plus d’un titre tant l’oncle incarne une manière de personnage hors norme, comme une anomalie dans le vivant, une hypertrophie outrancière de toute outrance. Qu’il s’agisse de sa manière de vivre, de se tenir ou de ne pas tenir sa maison, l’oncle incarne une exagération permanente du vivant. Pourtant, c’est la tendresse qui emporte le récit, loin de toute condamnation.S’agissait-il pour vous de faire de ce personnage, manière de clochard du Moyen Âge comme vous le dites encore, non pas un cas à part, un fou irréconciliable mais une voie d’entrée sinon un hymne au vivant? Enfin, en quoi, enfin, vous est-il apparu que loin de le reculer dans les marges, raconter son histoire permettait d’une certaine façon de montrer un défi à une société trop normée?

Je pense que l’oncle est plutôt irréconciliable, ou plutôt jamais concilié (avec la société, s’entend) et c’est sans doute cela qui en fait un personnage heureux. Précisément parce que son caractère hors normes le protège de certaines formes communes d’aliénation. Ceci dit, je ne suis pas sûre que son sort soit enviable, et j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour éviter de tomber dans le cliché du fou bienheureux. Pour commencer, j’ai veillé à m’en tenir à l’observation, et il en est ressorti que les actes de l’oncle, mêmes les plus irrationnels, répondaient à une logique assez implacable, la sienne, qui n’est en rien moins logique que la nôtre. C’est en cela qu’il représente un défi à la norme, je crois. Il est à la fois très isolé dans la société et très proche de nous.

Ce qui participe de la fascination de la narratrice d’Oncle, c’est combien précisément l’oncle se présente comme une manière d’enfant à perpétuité. C’est comme si chaque jour cet homme pourtant âgé recommençait son enfanceau point mêmequ’enfants, la narratrice et son frère peinent à savoir si, en définitive, l’oncle n’est pas plus enfant qu’eux. Faisant fi des règles élémentaires, l’homme vit dans un univers où il se dérobe sans discontinuer aux contraintes de l’âge adulte afin de se livrer à la joie continue qui, par exemple, peut se marquer par un goût prononcé pour les farces et attrapes. Si bien que pour l’oncle, «Vieillir signifie grandir éternellement».
Ma question sera ici double: en quoi vous apparaissait-il important de dévoiler la part enfantine de l’oncle comme la vérité de son rapport au monde? N’est-ce pas la visée ultime de la narratrice que de «traduire», comme elle le dit, son sabir, cette manière d’être au monde? Enfin, cette part d’enfance ne confère-t-elle pas à l’oncle sa dimension poétique, comme si elle lui permettait de faire de la vie un poème constant?

La question de la part enfantine de l’oncle, et d’une manière plus générale celle de l’enfance, de la manière d’écrire l’enfance, était une question importante pendant l’écriture du livre. C’est indiscutable que l’oncle ressemble par certains côtés à un enfant, et en même temps, il m’est vite apparu que ce serait faux d’en faire un grand enfant. Ce qui m’a semblé intéressant, c’est davantage le rapport de l’oncle à sa propre enfance qui, comme vous le dîtes, conditionne largement son rapport au monde. L’oncle a sa propre mythologie, et cette mythologie est en grande partie constituée de réminiscences enfantines ou de jeunesse qui sont autant de récits dans le récit et forment sa colonne vertébrale. L’oncle se pose aussi comme un vivant souvenir, une sorte de fossile de l’enfance de ses neveux désormais adultes. Leurs visions du monde se heurtent mais les frontières sont perméables et toujours susceptibles d’être franchies. Et cette possible voie d’accès à l’enfance éternelle est aussi inquiétante– le personnage du frère, par exemple, refuse explicitement de s’y engouffrer – parce que l’enfance éternelle a quelque chose de monstrueux.

Parmi les livres que j’aime pour leur manière d’écrire l’enfance, je citerai L’avalée des avalés et L’Océantume de Réjean Ducharme, Enfantillage de Raymond Cousse ou Mailloux de Hervé Bouchard. Ces écrivains me paraissent utiliser l’enfance davantage comme une matière première mémorielle, une mine d’impressions sensuelles et d’émotions fortes à revisiter dans la langue, plutôt que comme le reflet d’un paradis perdu. Le fait que deux des ces trois écrivains pratiquent un français d’ailleurs (le québécois), étranger à celui de la métropole, n’y est sans doute pas pour rien là-dedans.

Ce qui est également remarquable dans D’oncle, c’est combien, d’emblée, vous réinterprétez le récit familial. Si, dès son titre, votre roman se place sous le signe du récit de filiation puisque la narratrice n’est autre que la nièce, D’oncle n’explore pas tant l’histoire familiale que sa fable voire, littéralement, le caractère fabuleux de la famille. Loin d’être appréhendé de manière uniquement référentielle, l’oncle apparaît ici comme un objet déjà médiatisé par les récits familiaux qui l’ont imposé comme une puissance mythologique au cœur même des générations. En quoi vous importait-il de passer ce récit de filiation au filtre presque magique de ce que vous nommez par ailleurs dans votre roman «légende familiale»? Ne s’agissait-il pas finalement pour vous de traiter l’oncle comme une manière de Minotaure dont la chambre-dépotoir serait le cœur d’un labyrinthe familial?

J’aime bien votre image de Minotaure et de labyrinthe-dépotoir. Je crois que cette liberté prise par rapport à l’histoire familiale, qui la tire du côté de la légende, découle en grande partie du lien de parenté d’oncle à neveux. C’est un lien qu’on peut généralement très bien choisir de ne pas entretenir, à l’inverse de celui qui nous lie à nos parents par exemple, et qui de ce fait apparaît moins chargé psychologiquement. Cela m’a autorisé un certain détachement. Une fois débarrassé des affects, on peut se concentrer sur ce qui reste de racontars, d’ailleurs toujours sujets à caution, et qui sont donc propices au délire, me semble-t-il.

Au début de l’écriture de D’oncle, j’ai souvent pensé au sujet de la responsabilité que les neveux auraient envers leur oncle, mais j’ai vite constaté que c’était une fausse piste: les neveux n’ont en réalité aucune responsabilité envers leur oncle, ils sont complètement libres de ne pas rester avec lui. J’ai eu cette sensation de bouleversem*nt ou d’effacement des liens de parenté, et c’est comme si l’oncle avait, en définitive, donné vie à la narratrice.

De la légende au fantastique, il n’y a qu’un pas que D’oncle franchit souvent en présentant son protagoniste comme un véritable «ogre», un monstre extraordinaire hors de toute proportion dont la dimension supranaturelle amuse et effraie tour à tour le roman. Ce registre fantastique qui court dans D’oncle ouvre là encore à une double interrogation: tout d’abord, s’inspirant de Kafka que vous convoquez à plusieurs reprises, ne s’agit-il pas pour vous au-delà même du fantastique de rejoindre une conception du vivant qui répond au principe de la métamorphose, d’une mutation constante et joyeuse du vivant qui ne s’épuiserait jamais dans une forme unique, mais continuerait à vivre de toute part?

Pour moi, c’est peut-être en-deçà plutôt qu’au-delà du fantastique que surgit le caractère métamorphique du vivant. Ce que je veux dire, c’est que le côté fantastique que vous soulignez, encore une fois, découle dans mon écriture de l’observation minutieuse, et donc rêveuse, des choses. Il s’est agi pour moi de débusquer ces moments limites, indécidables, où l’on ne sait plus très bien sur quel pied danser, de les exagérer parfois, mais vous conviendrez qu’ils sont légion dans la vie quotidienne. Il suffit souvent d’y prêter l’œil, ou l’oreille, ou les deux. Pour autant, ces grands thèmes (la métamorphose, l’enfance, l’animalité) ne furent en aucun cas des présupposés à l’écriture de ce texte. Il m’ont été donnés, offerts je dirai même, et gracieusem*nt, par mon sujet d’étude. À cet égard, et concernant l’évocation de Kafka, je crois que ce n’est pas un hasard si j’ai choisi de faire allusion au Souci du père de famille plutôt qu’à la Métamorphose. L’Odradek est un corps étranger qui, dans la famille, inquiète non seulement parce qu’il n’a pas d’utilité, mais encore parce qu’il ne s’use pas, parce qu’il ne vieillit pas. Il est comme coincé dans une phase intermédiaire, entre la chose et l’être vivant, sa métamorphose n’est pas accomplie. Je le trouve plus effrayant, et plus effarant, que Gregor Samsa transformé en cancrelat. Bon, il est vrai que je m’en sers pour tenter de définir des bibelots autrement plus terrifiants (les gadgets soldés du Super U) mais vous voyez où je veux en venir.

La seconde interrogation concerne enfin la forme même du récit: qualifiant l’oncle «d’ogre», le fantastique ne fait-il pas de ce roman un conte?

Oui, je pense qu’on peut tout à fait lire D’oncle comme un conte, même si ce je n’ai pas vraiment eu cette intention. La forme du récit, sa progression par épisodes, peut en effet y faire songer, je crois. Mais cela vient peut-être aussi d’une certaine forme de simplicité, d’attachement au faits, une façon d’aborder le surnaturel comme partie intégrante du quotidien, je ne sais pas. En tout cas, cela me plaît beaucoup

Récit des métamorphoses du vivant, D’oncle déploie également une écriture dont la sensualité et le sensible emportent la description de la vie de l’oncle. Cependant, à l’instar d’Eugène Savitzkaya de l’influence duquel vous vous réclamez, votre roman ne cherche pas uniquement à évoquer le sensible du monde mais tente, depuis son récit, de le réveiller voire de le susciter. De fait, c’est par l’organique sinon le scatologique que, dans D’oncle, l’écriture débute puisque «l’oncle s’était enfui par le trou des toilettes» et que, dès lors, tout le récit se tiendra entre ces murs «badigeonnés de poils et de toutes sortes de fientes». En quoi, loin d’être négatifs, l’organique, et ses monceaux d’ordures comme dans la chambre de l’oncle, vous paraissent-ils inséparables d’une écriture qui voudrait dire le monde? Le but est-il par le scatologique de provoquer un sentiment du monde?

La vie de l’oncle – comme celle de tous, me direz-vous, mais d’une manière, disons, plus obsédante – est en grande partie déterminée par des histoires de fluides corporels. La langue que j’ai utilisée a simplement dû s’adapter à son rythme organique. C’est un principe fondateur du récit et ce n’est pas du tout un hasard s’il débute par cette scène de disparition dans les toilettes. Par ailleurs, ce n’est pas tellement la matière fécale ou les ordures en elles-mêmes qui m’intéressent, mais plutôt ces rythmes sous-jacents, viscéraux, qui se retrouvent forcément quelque part dans le langage. Et si cela doit provoquer un sentiment du monde, ce serait pour moi celui de sa beauté, de la beauté de sa sauvagerie et de sa cruauté parfois. Savitzkaya – est-il besoin de le préciser – est un maître en la matière.

Rebecca Gisler : «Si les ordures provoquent un sentiment du monde, ce serait celui de la beauté de sa sauvagerie et de sa cruauté» (D’Oncle) (2)Ma dernière question voudrait porter sur les influences qui sont les vôtres : si nous avons évoqué Savitzkaya et Kafka, parlons à présent d’Emmanuel Bove et notamment de son récit, Mes Amis que vous convoquez explicitement. En quoi Bove est-il pour vous une source d’inspiration? De la même, parmi les écrivains contemporains, quels sont ceux qui retiennent votre attention?

Mes Amis, de Bove est l’un des premiers livres que l’on m’a conseillé quand je me suis mise à lire et à écrire en français. Son univers et sa langue m’ont tout de suite parlé. J’aime beaucoup cette forme d’art modeste, et cette attention maniaque, à la limite de la complaisance, pour le détail sordide. J’y ai retrouvé une forme d’humour gris, quelque peu germanique voire même helvétique, que l’on croise par exemple chez l’écrivain suisse (hélas trop peu connu en France) Markus Werner. Je suis particulièrement sensible à leurs personnages laconiques et ambivalents, au regard qu’ils posent sur le quotidien et ses tracas. Ci-après, quelques influences en vrac (ils ne sont presque pas tous morts): Henri Calet que j’aime pour son humour désespéré, Irmgard Keun que j’aime pour son immortalité, Geneviève Desrosiers que j’aime pour son urgence et sa liberté, César Aira que j’aime pour ses puissants coq-à-l’âne et Ivan Repila que j’aime pour ses fables à la fois délirantes et politiques. Et j’en oublie bien sûr et heureusem*nt.

Rebecca Gisler, D’Oncle, Verdier, collection «Chaoïd», août 2021, 128 p., 15 €

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